Par Andrew Korybko (USA) – Le 4 mars 2016 – Source Oriental Review
Oriental Review est très heureux d’annoncer que nous publierons régulièrement les dernières recherches d’Andrew Korybko sur les guerres hybrides. Inspiré des stratégies qu’il a décrites dans le livre du même nom publié l’an dernier, Andrew a conceptualisé un nouveau paradigme pour comprendre les relations internationales et a inventé une méthodologie d’accompagnement pour le tester. La loi de la guerre hybride, le nom de sa nouvelle série, précise que :
Le grand objectif derrière chaque guerre hybride est de perturber les projets multipolaires interconnectant des pays souverains en manipulant les conflits d’identité provoqués extérieurement (ethnique, religieux, régionaux, politique, etc.) au sein d’un État de transit ciblé 1.
Les objectifs d’intégration eurasienne de la Russie et des projets de la Route de la Soie de la Chine sont les cibles de la stratégie de guerre hybride mondiale des États-Unis, ce qui ouvre donc un large éventail de champs de bataille géographiques. Andrew examine le grand Heartland, les Balkans, l’ASEAN, l’Afrique transocéanique et l’Amérique latine pour identifier les vulnérabilités de chacun des États de transit concernés face à ce type révolutionnaire de guerre asymétrique.
Sa méthodologie unique intègre les variables de l’origine ethnique, la religion, l’histoire, les limites administratives, la géographie physique et les disparités socio-économiques dans l’élaboration d’analyses complètes qui démontrent les faiblesses de chaque pays face aux guerres hybrides. L’objectif de son travail est d’illustrer les moyens prévisibles que les États-Unis pourraient employer pour déstabiliser ces pays ciblés, donnant ainsi aux décideurs et au public un avis préalable afin qu’ils puissent être mieux préparés pour faire face à certains scénarios préétablis à mesure qu’ils surviennent.
La loi de la guerre hybride
La guerre hybride est l’un des développements stratégiques les plus importants que les USA aient jamais développés comme fer de lance, et la transition des Révolutions de couleur vers les guerres non conventionnelles devrait dominer les tendances déstabilisatrices des prochaines décennies. Ceux qui sont peu habitués à l’approche géopolitique du point de vue de la guerre hybride devraient se former pour comprendre où les prochaines guerres pourraient se produire, mais ce n’est en fait pas si difficile d’identifier les régions et les pays risquant le plus d’être victimes de cette nouvelle forme d’agression. La clé de la prévision est d’accepter que les guerres hybrides sont des conflits asymétriques, provoqués depuis l’extérieur et reposant sur le sabotage des intérêts géo-économiques concrets. En partant de ce point de départ, il est relativement facile de repérer où ils pourraient prochainement frapper.
La série commence en expliquant les modèles derrière la guerre hybride et l’approfondissement de la compréhension du lecteur de ses contours stratégiques. Ensuite, nous montrerons comment le cadre précédemment élaboré a en effet été en jeu au cours des guerres des États-Unis en Syrie et en Ukraine, les deux premières victimes des guerre hybrides. La partie suivante examine toutes les leçons qui ont été apprises jusqu’ici et les rejoue en prévision des prochains théâtres de guerre hybride pour détecter les déclencheurs géopolitiques les plus vulnérables. Les ajouts ultérieurs à la série vont désormais se concentrer sur ces régions et développer pourquoi elles sont si stratégiquement et socio-politiquement vulnérables pour devenir les prochaines victimes de la guerre post-moderne des États-Unis.
Le modèle de la guerre hybride
La première chose que l’on doit savoir sur ces guerres hybrides, est qu’elles ne sont jamais déchaînées contre un allié américain ou un pays où les États-Unis ont des intérêts vitaux préexistant dans les infrastructures. Les processus chaotiques qui se déchaînent pendant le stratagème de changement de régime post-moderne sont impossibles à contrôler et pourraient engendrer le même type de retour de flamme géopolitique contre les États-Unis que Washington tente de canaliser directement ou indirectement vers ses rivaux multipolaires. Corrélativement, c’est la raison pour laquelle les États-Unis ne vont jamais tenter de guerre hybride là où il y a des intérêts qui sont too big to fail, même si une telle évaluation est évidemment simultanément relative et pourrait rapidement changer en fonction des circonstances géopolitiques. Néanmoins, il reste une règle générale qui est que les États-Unis ne vont jamais intentionnellement saboter leurs propres intérêts, à moins qu’il y ait un avantage à procéder à une politique de terre brûlée lors d’une retraite d’un théâtre d’opération. Ce contexte est concevable en Arabie saoudite, si les États-Unis devaient être poussés hors du Moyen-Orient.
Déterminants géostratégiques et économiques
Avant d’aborder les fondements géo-économiques de la guerre hybride, il est important de préciser que les États-Unis ont aussi leurs enjeux géostratégiques, comme piéger la Russie dans un bourbier prédéterminé, par exemple. Le Revers de Brzezinski, comme l’auteur l’appelle, est simultanément applicable à l’Europe orientale par le biais du Donbass, dans le Caucase pour le Haut-Karabakh, et en Asie centrale à travers la vallée de Fergana. Et si elle devait être synchronisée par des provocations arrivant à des moments programmés, cette triade de trappes pourrait se révéler létale, piégeant efficacement et de façon permanente l’ours russe. Ce plan machiavélique restera toujours un risque parce qu’il est fondé sur une réalité géopolitique irréfutable, et le mieux que Moscou puisse faire est de tenter de préempter l’embrasement simultané de sa périphérie post-soviétique, ou de répondre rapidement et correctement aux crises américaines provoquées au moment où elles émergent. Les éléments géostratégiques de la guerre hybride sont donc quelque peu inextricables de ceux géo-économiques, en particulier dans le cas de la Russie. Mais aussi pour rendre le modèle examiné ici plus largement pertinent à d’autres objectifs tels que la Chine et l’Iran, il est nécessaire d’omettre le stratagème du Revers de Brzezinski, comme une condition préalable et, à la place, de se concentrer davantage sur les motivations économiques que les États-Unis ont dans chaque cas.
Le grand objectif derrière chaque guerre hybride est de perturber les projets multipolaires transnationaux conjoints, par des conflits d’identité provoqués extérieurement (ethniques, religieux, régionaux, politiques, etc.) au sein d’un État de transit ciblé.
Ce modèle peut être clairement vu en Syrie et en Ukraine, c’est la loi de la guerre hybride. Les tactiques spécifiques et les technologies politiques [2. Le concept de technologie politique est aussi développé par Dmitry Orlov dans sa série d’articles sur la Technosphère] utilisées dans chaque déstabilisation peuvent différer, mais le concept stratégique reste fidèle à ce principe de base. Prenant cet objectif final en compte, il est maintenant possible de passer de la théorie à la pratique et commencer à tracer les routes géographiques des différents projets que les États-Unis veulent cibler. Pour qualifier les projets multipolaires transnationaux conjoints auxquels on se réfère, on pourrait dire qu’ils sont soit basés sur l’énergie, soit institutionnels ou économiques, et que plus il y a de chevauchement entre ces trois catégories, plus il est probable qu’un scénario de guerre hybride soit planifié pour un pays donné.
Vulnérabilités structurelles socio-politiques
Une fois que les États-Unis ont identifié leur cible, ils commencent à rechercher les vulnérabilités structurelles qu’ils exploiteront dans la guerre hybride à venir. Contextuellement, ce ne sont pas des objets physiques à saboter tels que les centrales électriques et les routes (même s’ils sont aussi notés, mais par des équipes de déstabilisation différentes), mais des caractéristiques socio-politiques destinées à être manipulées dans le but de joliment souligner une certaine disparité démographique dans le tissu national existant, et donc de légitimer une révolte à venir contre les autorités, gérée depuis l’étranger. Voici les vulnérabilités structurelles socio-politiques les plus courantes qui ont trait à la préparation de la guerre hybride, et si chacune d’entre elles peut être liée à une zone géographique spécifique, alors elles sont susceptibles d’être réellement utilisées comme aimants pour galvaniser la population dans la course à la Révolution de couleur et comme démarcations territoriales préliminaires pour les aspects de la guerre non-conventionnelle à suivre :
- ethnicité
- religion
- histoire
- limites administratives
- disparité socio-économique
- géographie physique
Plus grands sont les chevauchements qui peuvent être obtenus entre chacun de ces facteurs, plus intense sera l’énergie potentielle de la guerre hybride à venir, chacune des variables de chevauchement multipliant de façon exponentielle la viabilité globale de la campagne à venir et de son pouvoir à long terme.
Pré-conditionnement
Les guerres hybrides sont toujours précédées d’une période de pré-conditionnement social et structurel. Le premier type traite avec les aspects de l’information et du soft power qui maximisent l’acceptation de la déstabilisation venant en sens inverse et guident les gens à croire qu’un certain type d’action (ou l’acceptation passive des autres) est nécessaire pour changer l’état actuel des affaires. Le deuxième type concerne les différentes astuces que les États-Unis utilisent afin de forcer le gouvernement-cible à aggraver involontairement les diverses différences socio-politiques qui ont déjà été identifiées, dans le but de créer des clivages de ressentiment autour de l’identité. Les populations ainsi clivées sont alors plus sensibles au pré-conditionnement de la société et au travail de sape des ONG politisées (liées dans la plupart des cas à la Fondation Soros et / ou au National Endowment for Democracy – NED).
Pour étendre les tactiques de pré-conditionnement structurel, les sanctions sont le moyen le plus couramment employé et mondialement reconnu ; leur objectif implicite (bien que pas toujours couronné de succès) a toujours été de rendre la vie plus difficile pour le citoyen moyen pour qu’il ou elle devienne plus favorable à l’idée d’un changement de régime et soit donc plus facilement piloté-e en agissant sur des impulsions venant de l’extérieur. Il y a une autre méthode, moins connue car plus souterraine, mais très utilisée grâce à son ubiquité [le dollar est partout, NdT], pour atteindre cet objectif. C’est ce qui donne le pouvoir aux USA d’affecter certaines fonctions budgétaires des États ciblés, à savoir le montant des recettes qu’ils reçoivent et comment précisément ils les dépensent.
La crise mondiale de l’énergie et du prix des matières premières de base a frappé les États exportateurs extraordinairement durement, car beaucoup de ces États sont dépendants de façon disproportionnée de la vente de ces ressources afin de satisfaire leurs besoins fiscaux, et la baisse des revenus conduit presque toujours, en fin de compte, à des réductions des dépenses sociales. Parallèlement à cela, certains États sont confrontés à des menaces de sécurité fabriquées par les États-Unis auxquelles ils sont obligés de répondre en urgence, les obligeant à budgéter des dépenses inattendues pour leurs programmes de Défense, dépenses qui auraient autrement été investies dans le social. À elle seule, chacune de ces pistes est conçue pour diminuer les dépenses sociales du gouvernement de manière à incuber à moyen terme les conditions nécessaires à l’amélioration des perspectives d’une Révolution de couleur, la première étape de la guerre hybride. Dans le cas où un État se retrouve à la fois face à une chute de revenus et un besoin inattendu d’augmenter son budget de la Défense, cela aura pour effet d’accélérer la réduction des services sociaux et pourrait même pousser le calendrier de la Révolution de couleur en avant, passant de moyen à court terme, en fonction de la gravité de la crise nationale résultante et du succès que les ONG sous influence américaine rencontrent dans l’organisation politique des blocs d’identité examinés précédemment contre le gouvernement.
Andrew Korybko est le commentateur politique américain qui travaille actuellement pour l’agence Sputnik. Il est en troisième cycle de l’Université MGIMO et auteur de la monographie Guerres hybrides: l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime (2015). Ce texte sera inclus dans son prochain livre sur la théorie de la guerre hybride.
A suivre …
Note du Saker Francophone Cette série d'articles sur les guerres hybrides menées par l'Empire commence par une description de cette théorie politique qui reprend certains aspects déjà développés par Dmitry Orlov. Il est intéressant de voir que des sources russes développent du contenu pour décrire les mécanismes de ces révolutions colorées. La diffusion de ces mécanismes dans les populations cibles devrait largement en atténuer les effets. Il reste à les diffuser en Occident pour empêcher la prise en otage des opinions publiques soumises à une intense propagande parfois sans aucun lien avec une quelconque réalité matérielle. On peut ainsi se rappeler des 36 invasions russes en Ukraine, qui ont la vie dure. On attend les prochains épisodes avec impatience en espérant que cet auteur va passer en revue les prochaines cibles de cette guerre hybride. On peut penser à l'Iran, la Serbie, la Hongrie, le Brésil...
Traduit par Hervé, vérifié par Ludovic, relu par nadine pour le Saker francophone
Notes
- État de transit signifie ici un État hébergeant un réseau de transport ou plus largement un projet d’intégration sous le contrôle américain ↩