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Pourquoi les USA exemptent-ils Chabahar de sanctions ?

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Par Andrew Korybko – Le 7 novembre 2018 – Source eurasiafuture.com

andrew-korybkoNombre d’observateurs se demandent pourquoi les USA ont dispensé de sanctions le port de Chabahar, construit par l’Inde au Sud-Est de l’Iran, ainsi que le projet de voie ferrée devra un jour relier ce port à l’Afghanistan. La raison en est simple : l’Amérique considère cet étrange arrangement, sur le mode « Diriger depuis l’arrière », comme l’une de ses dernières chances de maintenir son influence à long terme sur le pays enclavé.

Crédit carte : Dailymail

Pour sévères et dures qu’aient été annoncées les sanctions réimposées par les USA envers l’Iran, le ton est descendu de plusieurs degrés, sans surprise, dès que le sujet du porte de Chabahar, construit par l’Inde au Sud-Est de la République Islamique, a été évoqué. Le département d’État a confirmé en début de semaine que les USA accordaient une exemption de sanctions à ce projet, ce qui a eu pour effet non seulement de faire tourner les regards vers l’importance de ce projet, mais également de souligner la nature toute particulière du partenariat stratégique indo-américain, suffisamment important pour que Washington le protège au détriment de l’efficacité de son régime de sanctions envers l’Iran. La raison en est la suivante : les USA comprennent les ramifications stratégiques à long terme qu’aura la réorientation des flux commerciaux internationaux de l’Afghanistan, qui s’éloigneront, de par l’existence de ce port, du Pakistan (et la Chine), et connecteront le marché mondial au travers du point d’accès de Chabahar. C’est bien pour cela que le chemin de fer qui devra relier le port et l’Afghanistan – qui n’a pas d’accès direct à la mer – est également couvert par cette exemption de sanctions.

Entre la peste et le choléra

Les USA sont en perte d’influence en Afghanistan, non seulement sur le plan militaire – les talibans viennent de reprendre du terrain un peu partout dans le pays, mais encore sur le plan économique, avec des percées chinoises récentes sur ce territoire ; l’Amérique s’inquiète des possibles retombées politiques, si Pékin réussit à tisser de nouveaux réseaux de patronage avec l’élite de Kaboul, internationalement reconnue. Il deviendrait dès lors de plus en plus compliqué pour les USA d’empêcher un accord entre Kaboul et les talibans, accord dont les conditions pourraient être défavorables aux intérêts américains. C’est de là que vient l’intérêt de Washington à conserver un contrôle sur les administrations permanentes (« État profond ») afghanes, en matières militaire, de renseignement et diplomatique. La perspective d’accords d’affaires privilégiés avec la Chine constitue une perspective durable, en net contraste avec l’octroi de valises emplies de billets, si bien que les USA ont du très vite dessiner une solution, et ont compris qu’ils n’avaient d’autre choix que de s’appuyer sur leur nouvel allié indien.

Hassan Rohani, président de la République islamique d’Iran, et Narendra Modi, Premier ministre de l’Inde

On ne saurait comparer les capacités d’influence chinoises et indiennes sur l’Afghanistan, mais les deux « partenaires ennemis » membres des BRICS se sont bel et bien mis d’accord pour coopérer dans le processus de formation des diplomates afghans. Il existe également une possibilité que les deux grands pays mettent en commun leurs ressources en termes d’infrastructure, pour faire de l’Afghanistan un modèle dans le cadre « Chine-Inde-Plus-Un », dévoilé par eux avant le sommet des BRICS de l’été dernier. Cela mettrait un point d’orgue à la compétition entre les nouvelles routes de la soie d’une part et le couloir de croissance Asie-Afrique d’autre part. Autant de perspectives effroyables en surface pour l’Amérique, car le risque planerait de voir ses ambitions stratégiques en Afghanistan sévèrement estropiées, mais Washington fait ici clairement le pari que les suspicions mutuelles entre la Chine et l’Inde perdureront, si bien que le chemin de fer en question constituera un vecteur d’influence américain, au travers de son partenaire d’Asie du sud, en mode « Diriger depuis l’arrière ».

Garder l’Inde dans le rang

Évidemment, l’Iran va tirer ses marrons du feu, puisque le pays se trouve sur le chemin de transit pour le commerce entre l’Inde et l’Afghanistan (qui, face à l’entrée dans le jeu des nouvelles routes de la soie chinoises, doit fonctionner, que le lecteur s’en souvienne, comme une méthode plus efficace pour « acheter » l’État profond à Kaboul que les valises de billets), mais les USA fermeront les yeux là-dessus, il s’agit d’une concession très minime par rapports aux bénéfices qu’ils en attendent. Et après tout, les USA pourraient toujours appliquer des sanctions au cas par cas, aux entreprises indiennes ou afghanes qui sortiront du cadre strictement bilatéral indo-afghan et auront des liens commerciaux avec l’Iran sur cette route (outre s’acquitter des frais de transport et logistiques qui iront dans les caisses de l’Iran). Sur le papier au moins, ce projet est donc viable et ne s’oppose pas forcément à l’esprit de la politique de sanctions décrétée par Trump contre la République Islamique.

Insistons sur le fait que les USA s’engagent ici dans une projection stratégique à long terme, qui ne portera pas ses fruits à courte échelle ; ils ont pris cette approche en raison du niveau de confiance qu’ils ont établis avec l’Inde depuis l’élection du premier ministre Modi en 2014. Les USA considèrent désormais l’Inde comme partenaire stratégique, indispensable pour « contenir » la Chine, en dépit du « double jeu » mené par l’Inde, qui au cours des derniers mois s’est quelque peu rapprochée de la Chine en usant de subterfuges stratégiques qu’elle qualifie comme « équilibrages » (officiellement désignés sous le terme de « multi-alignement »). Les USA courent toujours le risque de se voir déçus par l’Inde, mais cette issue est peu probable : l’Inde a besoin de maintenir ses accès au marché américain pour poursuivre sa croissance, et a une peur panique (justifiée ou non) de voir ses activités industrielles décimées par les importations chinoises si jamais elle intégrait les nouvelles routes de la soie.

Une bonne raison de réfléchir à deux fois à la guerre hybride contre le CPEC

Cette toile de fond stratégique suggère que le partenariat stratégique entre l’Inde et l’Amérique sera pérenne, et que les USA poursuivront leur soutien indirect aux tentatives de New Delhi de contourner le Pakistan, et de pratiquer des échanges commerciaux avec l’Afghanistan via l’Iran, faisant fi des sanctions de l’administration Trump envers la République islamique. Pour compliquer encore un peu la donne, le Pakistan pourrait également bénéficier du succès du port de Chabahar, même si cela n’apparait pas intuitivement : si ce projet entre en fonction comme prévu, les USA et l’Inde cesseront sans doute leurs opérations de déstabilisation au Balouchistan, de crainte d’un effet de contagion au couloir afghan que New Delhi œuvre à établir. Le terrorisme pourrait facilement traverser la frontière et menacer le projet, ce qui saperait les intérêts stratégiques communs à long terme des USA et de l’Inde. L’Iran pourrait également subir des retombées importantes d’un soutien indien clandestin de ces terroristes, et en venir à exiger de New Delhi une cessation de tout soutien, en échange de l’ouverture du couloir commercial. [Ou permettre à l’Iran de “simuler” des actions terroristes pour faire pression sur l’Inde, NdSF]

Le Pakistan et l’Iran sont alignés quant au rôle des acteurs tiers sur les incidents de stabilité occasionnels à leurs frontières. Au vu de l’importance stratégique croissance que ces deux pays voient dans leurs relations mutuelles, le meilleur moyen pour Téhéran de faire valoir ses intérêts est de faire usage de son influence sur le couloir de Chabahar, pour assurer la stabilité de l’espace trans-national du Baloch. Il s’agit là du seul scénario qui verrait le Pakistan tirer quelque profit du couloir de Chabahar, et il revient aux responsables en poste à Islamabad de faire tout leur possible pour encourager leurs homologues de Téhéran à s’engager dans cette voie. Les USA et l’Inde ont des raisons évidentes de poursuivre leur guerre hybride contre le CPEC (China-Pakistan Economic Corridor), mais on peut objecter à cette stratégie que tout soutien au terrorisme Baloch de leur part pose un risque de retombée qui pourrait mettre en danger leurs projets communs en Afghanistan et dans le reste de l’Asie Centrale.

Conclusions

L’impression première partagée par les observateurs est que les USA doivent bien avoir une raison d’exempter Chabahar de sanctions, mais les explications proposées partent dans tous les sens et sont souvent peu crédibles. Il peut apparaître absurde en premier examen que les intérêts américains en Afghanistan passent par l’Iran, surtout à cette période précise de l’histoire, mais telle est la réalité en place. Soyons clairs : l’Iran n’accorde aucun soutien intentionnel aux USA en la matière ; mais le fait est que le projet indien de couloir commercial de Chabahar vers l’Afghanistan traverse le pays, et cela peut être exploité par Washington dans le cadre de son partenariat stratégique avec New Delhi, dans la poursuite des intérêts américains de long terme. Il reste qu’en retour, l’Iran n’a pas vocation à rester les bras ballants à regarder passer les trains, et pourrait à tout le moins exploiter sa position privilégiée sur le couloir de Chabahar pour travailler directement avec son partenaire indien pour obtenir la garantie que ni lui-même, ni les USA ne poursuivront leurs opérations de déstabilisation du Balochistan par guerre hybride sur le CPEC.

Andrew Korybko est le commentateur politique américain qui travaille actuellement pour l’agence Sputnik. Il est en troisième cycle de l’Université MGIMO et auteur de la monographie Guerres hybrides : l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime (2015). Le livre est disponible en PDF gratuitement et à télécharger ici.

Traduit par Vincent, relu par Cat pour le Saker Francophone


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