Par M. K. Bhadrakumar − Le 18 février 2022 − Source OrientalReview
Les négociations de Vienne visant à remettre en marche l’accord nucléaire iranien, connu sous le nom de JCPOA, vont presque certainement aboutir. Le signe le plus évident est que les marchés financiers Asiatique, ce 17 février au matin, anticipaient une nette baisse sur les prix futurs du pétrole, malgré les développements haussiers induits par les tensions croissantes à la frontière ukraino-russe. Même un accord transitoire pourrait faire croître les exportations de pétrole de 700 000 barils par jour, selon le Global Platts Analytics de Standard & Poor, ce qui permettrait aux marchés du pétrole de se détendre après une période de tension persistante.
Ali Bagheri Kani, le principal négociateur de l’Iran, a affirmé sur Twitter le 16 février que les États-Unis et l’Iran approchaient d’un accord. « Après des semaines de négociations intenses, nous sommes plus proches que jamais d’un accord, mais rien n’aura été convenu jusqu’à ce que tout soit convenu, » a-t-il tweeté. Plus tôt le même jour, Ned Price, le porte-parole du département d’État étasunien, avait affirmé que les négociations en étaient à leurs « toutes dernières étapes ».
IRNA, l’agence de presse iranienne, a rapporté : « La huitième session de discussions sur la levée des sanctions a commencé à Vienne le 26 janvier et a à présent atteint un stade où le succès ou l’échec des négociations ne dépendent plus que des décisions politiques prises par l’Occident. Si les parties occidentales prennent les décisions nécessaires, les problèmes en suspens peuvent être résolus, et un accord finalisé peut être trouvé dans les jours à venir. Sur la base de principes et d’instructions, la délégation iranienne a énoncé clairement ses propositions et ses demandes sur les sujets restants sur la table, et il appartient désormais à l’Ouest de prendre ses propre décisions. »
Quel paradoxe que les États-Unis et leurs alliés européens soient sur le point de faciliter l’intégration de l’Iran dans l’économie occidentale, ce qui en fera la dernière frontière à la reprise post-pandémie du monde — un pays dont l’accès aux médicaments, en pleine pandémie de la Covid-19, était bloqué par Washington il y a encore peu de temps !
L’Iran est un pays immensément riche, doté de matières premières de toutes sortes. Les réserves de gaz naturel prouvées de l’Iran dépassent les 1200 trillions de pieds cubes, avec seulement la Russie devant ce chiffre, et le pays est le troisième pays producteur de gaz naturel au monde, après les États-Unis et la Russie. Il détient également presque 10% des réserves de pétrole au niveau mondial. Pour le dire en peu de mots, une superpuissance énergétique va faire apparition sur les marché de l’énergie mondiaux au cours des semaines à venir.
Et ce n’est pas tout, car l’Iran détient également à profusion d’autres matières premières. Selon l’US Geological Survey, les réserves de l’Iran en zinc, en cuivre et en minerai de fer figurent parmi les plus importantes au monde. Qui plus est, le pays détient des réserves importantes de minerais tels que le chrome, le plomb, le manganèse, le soufre, l’or, l’uranium, le titane, etc. — et son sous-sol dispose également d’importants gisements de lithium. Les sanctions avaient gelé toute exploitation des actifs iraniens, et affecté, entre autres choses, les investissements en matière de pétrole, de gaz et de pétrochimie, ainsi que les transactions bancaires et assurantielles, et les transports. L’accord de Vienne va amener l’économie du pays à se rouvrir aux investissements, aux transferts technologiques, et au commerce global.
Pour l’ensemble du monde, la « reprise normale des affaires » avec l’Iran va débloquer des ressources parmi les plus considérables de la planète. La puissance d’achat de l’Iran est incroyable : elle va produire un revenu colossal, avec les prix du pétrole établis à quelque 90$ le baril. Statiska classe l’Iran comme cinquième pays au monde, sur la base de la valorisation des ressources naturelles (27 300 milliards de dollars) pour 2021 — au-dessus de la Chine (23 000 milliards) et bien au-dessus de l’Inde (110 milliards).
Sans surprise, l’intégration de l’Iran dans l’économie mondiale n’est pas sans conséquences géopolitiques. En résumé, une puissance régionale authentique se lève, disposant d’un énorme potentiel de devenir une puissance globale, au vu de sa base agricole et technologique, du niveau de qualification de sa main d’œuvre, de son vaste marché intérieur (population : 85 millions d’habitants) et de son emplacement géographique.
Par exemple, dans les 3 à 5 ans, l’Iran peut devenir l’une des sources majeures d’énergie pour le continent européen, rivalisant avec la Russie ; pourtant, si l’Iran s’allie avec la Russie pour établir un cartel ou pour parvenir à un accord en se partageant le marché, les deux pays à eux seuls représenteront quelque 40-50% des réserves de gaz mondiales ! De toute évidence, un partenariat russo-iranien va constituer un élément stratégique colossal dans la politique globale.
L’Iran et la Russie déversent d’ores et déjà du sable dans les rouages du régime de sanctions étasunien. Les deux pays sont reliés au travers du SPFS russe (System for Transfer of Financial Messages) et le SEPAM iranien (le système de télécommunications iranien) afin de contourner les systèmes contrôlés par les États-Unis. Ils utilisent un nouveau système comme alternative aux paiements passant par SWIFT pour se protéger des sanctions de Washington.
Il s’agit d’abandonner le dollar, et de protéger les banques et les systèmes financiers des deux pays des sanctions secondaires ! En outre, Téhéran a rallié la zone de libre échange menée par la Russie, l’Union Économique Eurasiatique. En l’état des choses, le nouveau système de paiements entre l’Iran et la Russie, et les échanges en monnaies locales, vont rester en place. Les deux voisins se sont habitués à leur nouveau système de paiement et le commerce en monnaies locales, ainsi que leur partenariat, va se poursuivre une fois levées les sanctions étasuniennes et le retour de l’accord nucléaire.
Chose importante, la Russie et l’Iran ont fait la preuve du bon fonctionnement des échanges commerciaux en monnaies locales. Ils contournent officiellement les sanctions unilatérales et secondaires imposées par les États-Unis, et ont montré qu’il est bien plus sûr de commercer bilatéralement en monnaie locale qu’en prenant le risque du dollar. Il faut bien comprendre qu’il ne va pas s’agir d’un projet à courte vue, tant que se poursuivront les pratiques unilatérales de Washington en matière de politique étrangère.
On peut en dire autant des relations sino-iraniennes. L’Iran constitue potentiellement un nœud majeur pour l’Initiative chinoise des Nouvelles Routes de la Soie. Les deux pays ont défini une feuille de route conjointe sur 25 années pour la coopération économique, envisageant les investissements chinois en Iran à hauteur de 400 milliards de dollars. Les aspects spécifiques de cet accord sont absolument alignés avec le projet des nouvelles Routes de la Soie déployé par la Chine, qui investit des milliards pour des infrastructures, en vue d’établir une influence à long terme, ainsi qu’une hégémonie économique et en matière de sécurité.
Les secteurs majeurs comprennent le pétrole, le gaz, la pétrochimie, les énergies renouvelables, la puissance nucléaire, et les infrastructures en énergie. Le projet d’accord couvrait également une coopération militaire et sur les hautes technologies, ainsi que sur la construction portuaire pour faciliter l’intégration de l’Iran avec les routes commerciales du projet chinois. Ici encore, les règlements de toutes les transactions seront menés en monnaies locales.
La signification géopolitique la plus importante de l’accord conclu à Vienne va être la fin de l’utilisation du dollar comme arme par les États-Unis. À partir de maintenant, la loi visant à diminuer les transactions en dollar sera mise en œuvre. Cela signifie que le statut du dollar comme monnaie mondiale est mis sérieusement au défi pour la première fois.
La Chine et la Russie accélèrent également leur initiative de dédollarisation pour améliorer la sécurité et la praticité de leur commerce bilatéral face aux potentielles sanctions unilatérales étasuniennes. Les biens en vrac vont devenir le principal marché sur lequel les monnaies locales — le yuan chinois et le rouble russe — seront utilisées dans des accords commerciaux mutuels, grâce à la croissance robuste du commerce sino-russe, qui a établi un nouveau record de 146,88 milliards de dollars en 2021, une hausse de 35 % par rapport à 2020 ; on s’attend à ce qu’il grimpe à 200 milliards de dollars d’ici 2024.
Il apparaît clairement que les trois pays — la Chine, la Russie et l’Iran — ont ressenti la pression de couvrir les risques posés par le monopole étasunien sur l’infrastructure de paiements internationaux, et promouvoir les transactions en se passant du dollar devient la tendance irréversible. Les répercussions pour l’économie étasunienne, pilotée par la dette, promettent d’être profondes.
En termes politiques, la levée des sanctions contre l’Iran aura un impacte délétère sur la capacité des États-Unis à influencer les événements dans la région Ouest de l’Asie. Israël montre déjà des signes de paniques, l’équilibre régional étant en train de basculer de manière importante. De l’autre côté, l’Iran a de nombreux comptes à régler avec les États-Unis — quelque chose proche de ce que la Chine appelle son « siècle d’humiliation » !
Si l’Iran, la Russie et la Chine coordonnent leurs actions, les répercussions s’en feront sentir dans d’autres régions, comme la Corne de l’Afrique, le Golfe Persique, la Mer Caspienne, l’Afghanistan et l’Asie Centrale, etc. Tout indique que Téhéran a des projets de jeter le gant au visage des États-Unis directement dans leur arrière-cour des Caraïbes — au Venezuela, au Nicaragua et à Cuba, qui se trouvent également entretenir des liens étroits avec la Russie et la Chine. (Les réserves prouvées de pétrole au Venezuela excèdent par ailleurs les 300 milliards de barils, ce qui en fait les plus importantes au monde.)
Par conséquent, sur le plan général, avec le soutien géopolitique de la Russie et de la Chine et la levée des fers sur la ligne de vie de son économie, on peut s’attendre à voir un Iran revitalisé et bien plus dénoué — un Iran disposant d’une nouvelle énergie pour étendre sa portée sur le monde. Sergueï Lavrov, le ministre russe des affaires étrangères, a récemment qualifié l’Iran de « membre de l’équipe » — ce qui induit un partenariat ainsi que des visions similaires et des objectifs géostratégiques partagés.
M. K. Bhadrakumar est un ancien diplomate de nationalité indienne, dont la carrière diplomatique a trois décennies durant été orientée vers les pays de l’ancienne URSS, ainsi que le Pakistan, l’Iran et l’Afghanistan. Il a également travaillé dans des ambassades indiennes plus lointaines, jusqu’en Allemagne ou en Corée du Sud. Il dénonce la polarisation du discours officiel ambiant (en Inde, mais pas uniquement) : « vous êtes soit avec nous, soit contre nous »
Traduit par José Martí, relu par Wayan, pour le Saker Francophone