Par Alastair Crooke – Le 15 juillet 2019 – Source Strategic Culture
La formule « pression maximale pour rendre sa grandeur à l’Amérique » ne va pas marcher, pour la simple raison qu’elle consomme le « capital social » américain à un rythme effréné. Elle ne rétablira ni la base manufacturière étasunienne, ni son hégémonie politique. Elle ne fait que fortement polariser le monde. Le monde entier comprend aujourd’hui que MAGA consiste à tout faire pour apporter n’importe quel avantage aux États-Unis, et que le reste du monde en paye le prix et se coltine les pertes. Même les Européens l’ont enfin compris. Le trumpisme manque de « profondeur » au-delà de son côté mercantile. Pourtant, s’il pouvait raconter une « souveraineté-isme » culturelle comme étant plus qu’une simple « politique anti-identité », il pourrait survivre plus longtemps.
En l’état, la politique MAGA, définie de façon étroite, ne fait que ronger le capital politique des États-Unis et porte atteinte au privilège inégalé des États-Unis de pouvoir consommer à un niveau de vie plus élevé que celui des autres grâce à la monnaie de réserve américaine, cette « carte de crédit » qui ne nécessite aucun règlement par les États-Unis de ses soldes débiteurs en dollars. En sanctionnant « le monde » et en jouant avec l’hégémonie du dollar et le système de Bretton Woods, les États-Unis finiront par tout perdre. Ils devront alors faire face à la désagréable expérience de devoir payer, avec quelque chose ayant une réelle valeur, pour tout ce qu’ils consomment. Ça risque de choquer.
Il est vrai que le système mondial avait cruellement besoin d’un remaniement, et l’iconoclasme de Trump a été, pour ainsi dire, une force créatrice-destructrice qui ouvre la voie au début de quelque chose de nouveau. Mais cette impulsion ‘perturbatrice’ peut se transformer en un véritable naufrage, sans recherche d’un équilibre fécond qui pourrait apporter une synthèse ou une harmonie ultime.
Pour l’instant, il n’y a aucun personnage autour du Président Trump qui ait la perspicacité, ou le « savoir faire » [en français dans le texte, NdT] politique, pour sortir le Président américain du coin où il s’est fourré. Au contraire, un naufrage en politique étrangère et, finalement, en politique monétaire (la Fed continuant d’alimenter la bulle financière, tandis que l’économie réelle se ratatine) semble en vue. La «pression maximale» n’a pas apporté les dividendes politiques escomptés. Elle aggraverait plutôt dangereusement les tensions mondiales.
La politique étrangère de M. Trump est à la fois centrée sur sa profonde antipathie à l’égard de l’Iran et marquée par celle-ci. Elle a atteint un sommet avec sa politique du Grand Israël et son tweet de 2018 disant que « Quiconque fait des affaires avec l’Iran ne fera PAS de commerce avec les États-Unis. Je demande la PAIX MONDIALE, rien de moins ! » (Les majuscules sont de Trump).
Les dommages collatéraux résultant de cette obsession représentant l’Iran comme le « mal cosmique » et que, s’il était vaincu, la PAIX MONDIALE serait en quelque sorte assurée, se multiplient : Le refus de la Russie de se tourner contre l’Iran constitue la principale raison de la dégradation des relations entre Trump et le président Poutine. La politique iranienne éloigne l’Europe de l’Amérique. C’est devenu un obstacle de taille dans les relations avec la Chine (car ce pays a besoin de sécurité énergétique et n’est pas prêt à se joindre au boycott). Et la politique américaine à l’égard de l’Iran pourrait encore entraîner des dommages économiques mondiaux (si le risque pétrolier s’accroît). Le Moyen-Orient est déjà en train de s’effondrer, et l’Iran est devenu le prétexte bureaucratique universel des États-Unis pour expliquer pourquoi les forces américaines doivent être maintenues en place dans les conflits régionaux. (On en a besoin pour « contenir l’Iran »).
Comme l’écrit Daniel Larison dans The American Conservative, la politique de Trump à l’égard de l’Iran « est une politique de changement de régime, sauf dans le nom, et Trump a approuvé tout ce qui en fait une. Il n’a aucun problème à faire la guerre économique à l’Iran, et il a donné aux faucons pratiquement tout ce qu’ils veulent. La politique iranienne de Trump est « une politique de faucon » en action, et si c’est un désastre, c’est parce que toute « politique de faucon » est garantie d’en être un… Le président est obsédé par les armes nucléaires parce que son conseiller à la sécurité nationale ment depuis des mois en disant que l’Iran cherche à fabriquer des armes nucléaires, et lui et les autres conseillers ont su convaincre (ou tromper) Trump d’un autre mensonge : que la JCPOA [l’accord sur le nucléaire iranien] « permettrait » l’acquisition d’armes nucléaires.»
Et voici pourquoi, fait remarquer Larison :
« Les faucons anti-Iran [se sont longtemps] opposés à l’accord parce qu’ils [n’ont jamais] voulu que l’Iran bénéficie d’un allègement des sanctions… Les faucons iraniens…[continuent] à prétendre qu’ils veulent un « meilleur accord » [parce qu’ils] ont passé les 15 années précédentes devant le JCPOA, à s’affoler à propos d’une arme nucléaire iranienne potentielle, souvent en la présentant absurdement comme une « menace existentielle ». Pendant la majeure partie de ce siècle, de nombreux faucons anti-Iran n’ont pas cessé de parler de la nécessité d’une action militaire préventive contre les installations nucléaires de l’Iran. La question nucléaire était leur prétexte au conflit, et ils ont détesté que l’accord nucléaire leur enlève ce prétexte… Au lieu de cela, on nous parle sans cesse de « failles » dans cet accord, qui ne sont pas vraiment des failles, en oubliant de manière éhontée qu’un tel objectif nécessiterait un accord régional de non-prolifération nucléaire, qui résoudrait tous les problèmes régionaux, [tous] en même temps.
« Trump a fait siens ces mensonges [et] les a répétés plusieurs fois. L’Iran ne peut pas négocier avec une administration qui prétend que l’accord nucléaire lui permet d’acquérir des armes nucléaires. Ils savent que ce n’est pas le cas, et ils doivent donc supposer qu’il n’y a pas d’accord qu’ils seraient prêts à conclure et qui serait acceptable pour l’administration. Certes, le dernier argument de l’administration selon lequel l’Iran doit accepter de renoncer à tout enrichissement confirme que les États-Unis insistent sur une concession que l’Iran ne fera jamais. Trump ne veut pas parler à l’Iran comme son prédécesseur. Il veut que l’Iran capitule. Cela a toujours été l’objectif de le « pression maximale ». La politique de Trump à l’égard de l’Iran est sans aucun doute une politique agressive, et c’est pourquoi elle produit des résultats si horribles pour les États-Unis et l’Iran. »
Alors, pourquoi les faucons ont-ils été si véhéments dans leur opposition à la normalisation des relations avec l’Iran ? C’est parce que la normalisation déplacerait l’équilibre stratégique, allant des États qui favorisent l’accommodement avec Israël vers les États dits de la résistance qui ne l’ont jamais fait (selon le point de vue de ces faucons). Le Premier ministre Netanyahou a été inflexible tout au long de ce processus, affirmant que les sanctions contre l’Iran ne doivent jamais être levées. Il considère les sanctions américaines comme le levier pour forcer l’Iran à partir de Syrie.
C’est cette position intransigeante qui est à l’origine de l’échec de la réunion tripartite des conseillers à la sécurité nationale des États-Unis, d’Israël et de la Russie, fin juin. Netanyahou avait auparavant proposé à Poutine qu’il (c’est-à-dire Israël) soit un «facilitateur » pour ouvrir des portes à Washington ; qu’avec l’aval d’Israël, Netanyahou pourrait faire que les sanctions américaines contre la Russie prennent fin. En échange, Poutine devrait accepter de mettre fin aux liens entre la Russie et l’Iran et isoler Téhéran.
Le président Poutine a répondu que si les États-Unis levaient les sanctions contre l’Iran et retiraient leurs forces de Syrie, la Russie ferait de son mieux pour que l’Iran quitte la Syrie. En outre, les intérêts américains et israéliens seraient alors « pris en compte » dans un règlement politique syrien.
Netanyahou attendait de la trilatérale de Jérusalem qu’elle jette les bases d’un engagement clair de la Russie à rompre ses relations avec l’Iran et que cela soit présenté comme le « grand résultat » de Trump au G20 d’Osaka, après sa rencontre individuelle avec Poutine. Ce n’est pas ce qui s’est passé.
En l’occurrence, Netanyahou refusa catégoriquement toute levée de sanctions contre l’Iran (arguant que les sanctions représentaient un réel levier sur la présence de l’Iran en Syrie), et la trilatérale a non seulement échoué dans son objectif stratégique, mais le représentant russe à cette trilatérale, Nikolaï Patrushev, tout en étant ami avec Israël, n’a pas lâché l’Iran. Bien au contraire, il a nié que Téhéran soit une menace pour la sécurité régionale. « La Russie se range du côté de l’Iran, contre Israël et les États-Unis. Un haut responsable russe soutient l’affirmation de Téhéran selon laquelle le drone américain a été abattu dans l’espace aérien iranien et défend le droit des troupes étrangères à rester en Syrie malgré l’opposition israélienne », concluait un journal israélien.
En conséquence, le sommet d’Osaka entre Trump et Poutine ne s’est pas bien passé non plus : Trump a simplement remis à Poutine une liste de revendications américaines. Poutine a souri comme un sphinx, mais n’a pas répondu.
Mais regardez donc, la politique de la Maison-Blanche à l’égard de l’Iran n’est qu’un « char » en tête de course, se dirigeant vers le virage serré de Circo Massimo (Circus Maximus), et vers un éventuel « empilement ». Les relations américano-russes suivent de près, ainsi que le char de la guerre commerciale avec la Chine et, à la traîne, le lent char de la guerre commerciale avec l’Europe. Bien plus grave, pour nous tous, serait que les relations américano-russes se fracassent sur le mur du stade. Et nous sommes sur le point d’y assister : l’incident avec le sous-marin russe qui a coûté la vie à quatorze personnes (dont les parties préfèrent garder le silence sur les détails) et la lettre de l’OTAN insistant sur le fait que les systèmes russes de missiles de croisière 9M729 lancés depuis le sol violent le traité FNI et doivent être détruits, ont tous créé un contexte de détérioration grave des relations.
Pourquoi Trump risquerait-il tant pour une vieille querelle moyen-orientale ? Pourquoi snober Poutine sur l’Iran ? Peut-être que Trump s’est convaincu lui-même du récit que l’Iran est effectivement un mal cosmique, au sens biblique du terme. Mais sa conversion à cette idéologie se trouve assise confortablement avec ses intérêts immédiats :
La semaine dernière eu lieu à Washington le sommet des Chrétiens unis pour Israël. Des milliers de chrétiens évangéliques de tout le pays ont assisté à l’événement, pendant lequel Mike Pence, Mike Pompeo (tous deux évangéliques), ainsi que John Bolton, Jason Greenblatt et son ambassadeur en Israël, David Friedman ont tous pris la parole. Le thème, bien sûr, était la menace iranienne.
Le journal israélien Haaretz note :
« Les évangéliques, l’épine dorsale des Chrétiens unis pour Israël, sont un groupe d’électeurs clé pour Trump et les Républicains. Environ 80 % des évangéliques blancs ont voté pour Trump en 2016, l’aidant à remporter des victoires dans plusieurs états charnières. Le consensus parmi les analystes politiques américains est que le président aura besoin d’un soutien similaire, ou plus important, parmi les évangéliques pour gagner un second mandat l’année prochaine.
« La semaine dernière, le site d’information Axios indiquait que le bureau de campagne pour la réélection de Trump « élabore un plan agressif, état par état, pour mobiliser encore plus d’électeurs évangéliques que la fois précédente ». Cela comprendra, selon le rapport, « des campagnes d’inscription des électeurs dans les églises des États de l’Ohio, du Nevada et de la Floride », ce qui permettra de promouvoir le bilan de Trump sur des questions importantes pour les électeurs évangéliques.
Et l’intérêt primordial pour ces électeurs évangéliques ? Aller vers la réalisation (biblique) du Grand Israël pour accomplir la prophétie. Et voici la question non résolue – alors que l’Iran escalade ses contre-pressions, en réponse, et que la strangulation par l’Amérique se resserre – que va faire Trump ?
« En ce moment», note Ben Caspit, un commentateur israélien de premier plan, «Trump est influencé par ses proches conseillers (principalement John Bolton et Mike Pompeo) qui ont adopté une position égocentrique et ne sont pas dissuadés par l’idée d’une implication militaire (au moins aérienne) vis-à-vis de Téhéran. Mais le président américain a aussi d’autres mentors (certains politiques et d’autres venant du monde des médias) qui prétendent que s’engager dans une aventure militaire à la veille des élections réduirait considérablement les chances de Trump de se faire réélire à un second mandat. »
Caspit, cependant, penche plutôt vers le poids des évangéliques : « Israël a transformé ce groupe d’évangéliques en un formidable atout électoral-diplomatico-stratégique au cours des trois dernières années, face à l’administration de Trump. Netanyahou et son ambassadeur à Washington, Ron Dermer, ont une grande influence sur les prédicateurs évangéliques. La relation entre Israël et cette faction chrétienne-messianique américaine s’est approfondie … [au point de rivaliser avec l’AIPAC] »
« Une chose est sûre », conclut Caspit : « Les considérations et les analyses en Israël sur la question iranienne à l’heure actuelle sont complètement différentes de ce qui prévalait à l’été 2012… D’une manière ou d’une autre, quiconque pense que la question d’une éventuelle attaque israélienne contre l’Iran a depuis longtemps été retirée de l’ordre du jour est invité à rattraper son retard : elle est de retour ».
Alastair Crooke
Traduit par Wayan, relu par San pour le Saker Francophone